Chacun sait que la chanson de Mignon, dans le charmant opéra-comique de ce nom, commence par ces vers :
“Connais-tu le pays où fleurit l'oranger,
Le pays des fruits d'or et des roses vermeilles...
C'est là que je voudrais vivre !”
Mon père était arrivé “au pays où fleurit l’oranger”. Nous avions quitté une triste banlieue parisienne pour ce coin du Var sous le soleil et d’un exotisme raisonnable. Une grande villa du XIXe siècle au milieu d’un parc ensauvagé, un peu loin de la ville et d’un loyer modeste devint notre demeure .
A gauche de la villa, protégée du vent par le petit bois de mimosas, une vingtaine d’orangers souffreteux survivaient avec courage. Leur feuillage jaunâtre aux limbes racornis, leur tronc noueux, témoignaient d’un abandon de longue date.
Tout à son rêve romantique, mon père décida de remettre en culture “son orangeraie”.
Il pris très vite conseil auprès d’un horticulteur du coin :
Il fallait d’abord arroser. En été, l’eau de la ville montait avec parcimonie jusqu’à la villa. Le robinet du jardin même ouvert à fond ne laissait couler qu’un maigre filet d’eau.
Il fallait sauver les orangers, toute la famille fût mise à contribution pour aller vider à leur pied les eaux usagées de toutes sortes. Après quelques semaines de ces dévotions, les feuilles, décrispées, reverdirent un peu mais pas à la mesure de notre zèle.
C’était sans compter sur la spécificité du climat méditerranéen : si le ciel est toujours bleu, c’est en partie grâce à l’action tempétueuse du Mistral ; il chasse les nuages, les bouscule avec fougue. Le ciel est nettoyé et l’atmosphère d’une incroyable pureté offre le maximum d’intensité aux radiations solaires.
Les orangers devenus d’inextricables buissons , demandaient une remise en forme . Les quelques rameaux supprimées par un sécateur bien affûté mirent en valeur de superbes épines de plusieurs centimètres sur le tronc et sur les branches. L’exercice devenant dangereux, mon père se contenta d’en faire avec application, des boules bien rondes.
Les orangers survécurent à l’été meurtrier grâce à l’apport quotidien de nos eaux ménagères.
A l’automne il décida d’améliorer la terre afin de mieux les nourrir. Curieux, il questionnait les collègues de travail, à cette époque chacun d’eux avait encore des attaches paysannes.
Les recettes les plus curieuses et les moins coûteuses avaient sa préférence.
La plume .... Un copain lui avait certifié qu’en enterrant de la plume détrempée au pied des agrumes il aurait des fruits magnifiques.
Nous le vîmes avec étonnement éventrer sauvagement deux traversins usagés et un gros oreiller décousu que j’aimais bien, au dessus du bassin en ciment où ma mère lavait le linge.
Il fit couler l’eau pour mouiller les plumes qui volaient partout. Après avoir touillé avec un bâton cette soupe innommable il couvrit le tout d’une bâche. La mixture mijota une bonne semaine pendant laquelle il creusa une profonde saignée autour de chaque oranger.
Convoquant ses troupes, il demanda à chacun de nous de transporter la mixture dans des seaux pour la verser dans les tranchées qu’il avait creusées à grand peine.
Je ne sais si le traitement, quasi sacrificiel, contenta les agrumes, mais en décembre, les extrémités des rameaux se couvrirent de boutons verdâtres.
La floraison éclata dès février. Le parfum des orangers en fleurs est un enchantement. J’en cueillais en cachette pour les enfermer dans une boite en carton. Le soir avant de me mettre au lit, j’entrouvrais le couvercle pour une ultime bouffée de senteur.
Ma mère innova et mis une feuille d’oranger à infuser dans le lait pour le parfumer avant d’y jeter en pluie le riz et le sucre. Le tout collait très vite à la casserole et ce dessert improvisé faisait notre bonheur. Le privilégié qui pouvait gratter la casserole retrouvait la feuille d’oranger empéguée de sucre et la suçait avec délectation.
Les fleurs fécondées se transformèrent en petits fruits ronds et durs. On était encore bien loin de l’orange mais le rêve prenait forme. Les fruits se développèrent lentement en se cabossant de plus en plus. Nous les tâtions tous les jours. L’écorce chargée d’huile parfumée collait un peu aux doigts .
A la fin du printemps suivant, les fruits étaient de la taille d’une orange, mais leur aspect extérieur ne s’était pas amélioré. La peau, écorce rugueuse couverte de vésicules , se colorait peu à peu d’orangé entre les bosses. N’y tenant plus mon père en cueillit une devant la famille réunie pour la cérémonie.
Il ne put l’éplucher tant la peau était coriace et dû trancher le fruit en deux pour découvrir une maigre pulpe, peu juteuse à la fois acide et pleine d’amertume.
La déception fût terrible pour mon père.
Pendant les jours qui suivirent il enquêta auprès des professionnels sur la raison de cet échec. La réponse était simple : nos orangers étaient des bigaradiers, c’est à dire des orangers amers. Nous aurions dû nous en douter à cause des épines et des feuilles au pétioles largement ailés.....Il y avait fort à penser que nos orangers vrais avaient gelés une décennie auparavant et que le porte greffe (le bigaradier) avait seul survécu.
Il apprit d’un collègue né à Grasse que le bigaradier était la seule espèce cultivée pour l’industrie des parfums.
Au fil des jours il nous distillait l’histoire des bigaradiers.... et le rêve continuait.
“On cueillait les fleurs de fin avril jusqu’en juin, après la disparition de la rosée. Les femmes, montées sur des escabeaux tout autour des branchage, vidaient leur cueillette sur des draps étendus sur le sol. Ensuite les fleurs étaient amenées dans un local frais où elles étaient étendues en couche mince, puis mises en sac le soir même et enlevées pendant la nuit.
Pour extraire le parfum des fleurs, il fallait distiller. Le produit obtenu était le NEROLI. Le résidu d’eau parfumée dans l’alambic était commercialisé sous le nom d’Eau de fleurs d’Oranger.
Il avait appris aussi que les déchets de taille des arbres donnaient après distillation une essence dite petit grain.”
Les fruits du bigaradier étaient cueillis encore verts entre août et décembre. L’écorce du fruit, retirée en lanières spiralées, donnait après distillation l’essence d’orange amère vendue aux fabriquants de liqueur.
On séchait aussi l’écorce pour l’expédier à l’étranger.
Mon père négligea peu à peu les bigaradiers qui reprirent leur habitudes sauvages.
Ma mère appris la recette d’un apéritif à base de vin rouge, blanc ou rosé qu’elle expérimenta avec des variantes plus ou moins inspirées : oranges entières macérées, écorces séchées au four, vanille ou ajout de citrons.... Les amis de passage avaient droit à un petit verre d'apéro maison, même le facteur lorsqu'il apportait un colis !
La feuille d’oranger était devenue traditionnelle dans le riz au lait des soirées d’hiver.
Seule dans mon coin, je préparais de savants mélanges floraux dans des bouteilles de lait consignées. J’exposais mes mixtures au soleil dans l’espoir d’obtenir par enchantement, un parfum pour moi seule.
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